BON, LA SUITE DE MA PETITE HISTOIRE :
Cette fois-ci, Aldo ne sut résister davantage. Il ouvrit les yeux sur le laiton doré de la jolie montre suisse, ravissant sertissage d'un cadrant légèrement oblique vers lui, vers le conducteur, le maître à bord de ce vaisseau baroque et bienveillant, si loin de l'austérité froide de bien des voitures germaniques. La chaleur du bois qui partait de chaque côté de la montre pour ceinturer toute la cabine le réconforta comme seules le font les matières ancestrales et vivantes, celles immuables des meubles de famille.
Le cuir beige et mat s'accordait à merveille aux boiseries luisantes et claires. Les sur tapis de sol, noirs et marqués du trident, répondaient au cuir sombre du moyeu à quatre branches du volant. Où qu'il regardât, pas plus de trois tonalités de couleur, l'harmonie relaxante, la perfection esthétique. Dans cet univers noble et luxueux, la sportivité n'était cependant pas absente : le regard d'Aldo tomba bien face à lui sur l'incontournable manomètre de pression de l'air admis dans le moteur, petite aiguille magique traduisant le travail des deux turbocompresseurs et dont l'envolée vers la zone orange témoignait immanquablement d'une telle poussée vers l'avant qu'un malencontreux chewing-gum dans la bouche du pilote à ce moment précis se retrouverait inexorablement projeté au fond de sa gorge !
De part et d'autre de ce manomètre infernal, six cadrans clairement lisibles renseignaient aisément sur le fonctionnement et le moindre état d'âme de la machine. Un détail pourtant agaça Aldo : il manquait à cette panoplie, par ailleurs complète, le thermomètre de température de l'huile du moteur. Cette indication est assez importante pour une voiture sportive voire même pour toute voiture car l'huile met deux à trois fois plus de temps à chauffer que l'eau de refroidissement du moteur et ne s'élève guère en température au ralenti. Or un honnête homme ne saurait oser tirer la quintessence d'un moteur que si l'huile est chaude et la lubrification parfaite, et non pas dès que l'eau est chaude comme pratiquent les non avertis ou avant même que l'eau ne chauffe comme le font les assassins de mécaniques. Ce défaut de thermomètre d'huile était d'autant plus fâcheux que les contemporaines transalpines de la Ghibli, telle l'Alfa Romeo 155 qu'Aldo affectionnait, en étaient pourvues. Il ne s'en rembrunit cependant pas car il existait un moyen de palier à ce manque : il suffisait de guetter le moment où la pression d'huile au ralenti, maximale à froid à 5 bars, commencerait à baisser vers les 3.5 bars. Cela indiquerait que l'huile deviendrait moins visqueuse et donc chaude. Heureusement la Maserati était équipée du manomètre de pression d'huile mais il serait nécessaire de ramener quelques instants le moteur au ralenti pour en déduire la température d'huile et l'autorisation en toute sécurité "d'envoyer les frites".
Dans les rétroviseurs extérieurs, Aldo apprécia les hanches hautes et larges de son bolide, passages renflés des roues arrière, gages d'une solide accroche. Après cet ultime ravissement des yeux, l'invitation à satisfaire ses autres sens devenait évidente et naturelle. Il tourna la clé de contact, les voyants s'allumèrent, la centrale électrique se mit en tension émettant une note grésillante et la pompe à essence s'actionna, poussant le précieux liquide vers les injecteurs. Il fallut attendre encore cinq secondes qui parurent interminables à Aldo pour démarrer le moteur.
Mettre en route une voiture moderne utilitaire ou une machine à laver la vaisselle relève du même esprit : on appuie sur un bouton, peu de bruit, ça tourne et l'outil sert. Ici, il s'agissait de tout autre chose, d'un rituel presque religieux, de l'éveil d'un fauve. Capter les premières explosions dans les cylindres, tout d'abord irrégulières, puis l'ascension rapide et ample vers les 2000 tours/minute, régime de chauffe optimal assurant une lubrification convenable malgré une huile encore très visqueuse, était parfaitement émouvant. La voiture vibrait en un presque imperceptible déplacement latéral, le volant de bois transmettant parfaitement ces ondes de la vie qui naissait des entrailles de fer et d'alliage, jadis inertes sous le capot. Et cette musique ! Parler d'un bruit eut été péjoratif. Ce son caverneux de voiture de course à forte compression, cette résonance amplifiée par les quatre sorties d'échappement qui fait vibrer la poitrine du pilote, ce régime décroissant au fur et à mesure du réchauffement du moteur pour évoluer vers le glougloutage grave et tranquille d'un baryton mécanique, réveillé instantanément par la moindre sollicitation de la pédale d'accélérateur pour des envolées de ténor !
Mais point de cela pour l'instant. Scrupuleusement, Aldo respectait les consignes propres à toute la génération des biturbo : 2 - 10 - 2 , à savoir 2 minutes de chauffage du moteur à l'arrêt pour l'eau, puis 10 minutes à rouler doucement pour l'huile. Il lui faudra après son " run " , et particulièrement en cas d'utilisation intensive du moteur, attendre 2 minutes au ralenti à l'arrêt afin que les axes des turbocompresseurs, refroidis et lubrifiés par l'eau et l'huile du moteur, voient leur température chuter avant de tout éteindre.
Aldo s'était senti immédiatement à l'aise sur le siège de la Maserati qui épousait bien sa morphologie. Les genoux légèrement plus hauts que le bas du dos, comme dans un baquet de course, les hanches guère éloignées latéralement des rebords marqués du fauteuil, les lombes tenues également, les coudes posés, les mains tombant idéalement sur le volant et le pommeau en bois du levier de vitesses, tout en cette ergonomie sophistiquée contribuait à unir le plus intimement possible l'homme et sa machine tant il est vrai que c'est par le corps et particulièrement par le dos que le pilote perçoit les réactions de sa voiture, les transferts des forces, les limites de l'adhérence au sol.
Mais Aldo n'en était pas encore à flirter avec de telles limites. Pour l'instant, malgré la dureté de la pédale d'embrayage, qui nécessitait un solide quadriceps gauche, et la lenteur de la boîte de vitesse Getrag à froid et à bas régime, il constatait qu'il était tout à fait aisé et somme toute agréable de conduire la Ghibli tranquillement. Même à allure normale, dans le trafic, lors des changements de direction, dans le franchissement des rond-points, Aldo ressentait combien la direction était directe et informative, le châssis précis et équilibré, le plaisir de rouler parfaitement présent. La Ghibli était désormais fin prête. Profitant du ralenti moteur imposé par le respect d'un stop, il avait vérifié que la pression d'huile avait bien baissé. Par ailleurs, les conditions de route et de visibilité se trouvaient réunies et idéales afin de pousser le bolide dans ses retranchements et Aldo ne pouvait plus résister à l'appel du biturbisme.
Quiconque a essayé un jour une Maserati biturbo quelqu'en soit le modèle ou la génération et a pu tester, même comme passager, la poussée ahurissante des deux turbocompresseurs, en garde le souvenir ému sa vie durant. Ce qui faisait la particularité de ses moteurs où les turbocompresseurs soufflaient à haute pression, c'était la brutalité, peut-on même dire la sauvagerie de délivrance de la puissance. Selon l'expérience de l'auteur de ses lignes, l'impression d'accélération dispensée par la Maserati Ghibli II 2.8 litres de 285 cv est franchement plus vive que celle obtenue à bord d'une Ferrari Testarossa 5 litres de 390 cv pour laquelle l'arrivée de la puissance est quasiment linéaire, ce qui est d'ailleurs très efficace en matière de tenue de route. Avec la Maserati, même sur sol sec, il est impensable d'accélérer un tant soit peu trop franchement en virage sous peine de tête à queue immédiat, tandis que sur le mouillé, même en ligne droite, une embardée de plusieurs mètres voire une équerre ne sont pas du tout exclues. En bref, la Maserati Ghibli II est une voiture extrêmement virile, brutale et véritablement dangereuse, à ne pas mettre entre des mains inexpertes et, en commençant à tirer sur les rapports, Aldo en avait pleinement conscience.
Quelle satisfaction cependant quand on savait la dompter, doser subtilement l'accélérateur dans les courbes, ouvrir grand en ligne droite, quelle fougue, quels placages au siège ! La Maserati ne se ressentait que fort peu des G latéraux encaissés et virait bien à plat grâce au réglage électromagnétique du tarage des amortisseurs Koni à l'aide d'un petit bouton près du levier de vitesse. Ainsi, on pouvait faire varier magnétiquement l'orientation de particules de fer disposées dans l'huile des quatre amortisseurs, autorisant un durcissement marqué en conduite rapide. Ce raffinement technique était rare et innovant au début des années 1990. Mais si, grâce à cette sophistication, la Ghibli ne se déhanchait que peu sous l'effet de la force centrifuge, le corps du pilote, lui, percevait fort bien les G latéraux. Cependant il ne ballottait pas et Aldo n'avait pas besoin de se cramponner au volant. Il était tenu, la machine le tenait, fermement. Il n'avait qu'à la diriger des mains et des pieds, elle était devenue son prolongement parfait qui, tour à tour, lui obéissait absolument, dépassait ses espérances, l'éblouissait puis l'avertissait quand il en demandait trop, l'informant des limites en freinage et en adhérence par des débuts de blocages de roues (pas encore d'ABS sur le modèle de 1992) et des amorces de dérapage (pas d'ESP ni d'anti-patinage bien sûr). Avant l'ère des assistances électroniques au pilotage, certaines voitures "téléphonaient" leurs limites au pilote qui savait les comprendre et tempérait alors son optimisme. La Ghibli le faisait très bien, hormis en accélération franche en virage quand déboulait trop soudainement sa tonitruante cavalerie, dépassant les capacités d'adhérence des pneumatiques. Tout était alors entre les mains du pilote et dépendant de sa capacité à contre-braquer et à anticiper l'avalanche d'énergie.
Aldo parvint fort adroitement à maîtriser la situation, usant de toute la finesse dont il était capable. Durant un temps difficile à estimer tant il était dense d'émotions et de concentration, ce fut un état de grâce, l'équilibre parfait, une réelle harmonie. Et que dire des vocalises du moteur en ces moments, des variations infinies de la vibration lors des montées en régime, enrichies des sifflements puissants et des soupirs des turbocompresseurs, tels des cris de plaisir lors d'une étreinte, particulièrement lorsque Aldo relâchait l'accélérateur, jusqu'alors en pleine charge, pour passer le rapport suivant à la volée ou pour décélérer à l'approche d'un virage. Ces véritables râles étaient des plus enthousiasmants et malheureusement cruellement absents dans une auto atmosphérique. La boîte Getrag, si dure et lente à vitesse réduite, devenait diabolique de rapidité et de précision en conduite très sportive.
Malgré toute cette féerie, Aldo ne sombra pas dans l'ivresse mécanique des rugissements et des catapultages successifs. Une sorte de petite alarme se déclencha dans ce qui lui restait de lucidité, un petit clignotant d'alerte : il réduisit le rythme de cette course folle et ressentit presque immédiatement une détente musculaire et un bien-être total. Le fauve assagi, l'auto redevenait confortable une fois diminuée la dureté des amortisseurs. Aldo l'arrêta sur un parking en bord de route, se gardant bien de couper le contact. Il ouvrit le capot. Ah cette odeur de moteur chaud ! Il l'avait toujours appréciée. Il se souvint qu'enfant il aimait à inspirer et humer l'air par la calandre de la voiture de son père, pour goûter ce plaisir. A Proust sa madeleine, à Aldo ce parfum mécanique qui n'avait guère changé en 35 ans, complexe, artificiel et puissant, chaud et vivant. Depuis le compartiment moteur, il accéléra le régime en actionnant le poussoir sur le côté droit du collecteur d'admission : aucun cliquetis, pas de bruit exagéré de distribution. C'est en effet à chaud et capot ouvert que se juge, sur la rumeur émise, l'état des pièces en mouvement, particulièrement les arbres à cames et les soupapes. C'était parfait, seules les explosions étaient clairement audibles sans frottements mécaniques excessifs.
Ce moteur était tout aussi admirable à contempler qu'à écouter et le trajet de l'air d'admission particulièrement complexe sur cette version, l'une des toutes premières de la Ghibli II : l'air frais capté de chaque côté sur le bord des phares était acheminé par deux gros boudins noirs jusqu'au filtre à air central en arrière de la chambre d'admission (ligne orange). De là, l'air filtré empruntait de belles canalisations en inox pour descendre de part et d'autre du V du moteur vers les turbocompresseurs puis avancer vers les échangeurs de température (radiateurs air-air) situés sous les phares. L'air filtré, comprimé et refroidi, donc plus dense en oxygène, donc plus détonant, remontait par une jolie durite en aluminium vers le collecteur central et la chambre d'admission peinte en rouge avec, à sa surface, un trident en relief. Les couvre culasses montraient leur même belle peinture rouge-compétition, laissant se détacher en relief gris-aluminium le nom Maserati doublé des inscriptions V6 4AC 24 signifiant moteur six cylindres en V à 4 arbres à cames en tête et 24 soupapes. Sur la culasse de droite apparaissait de plus la cylindrée : 2800. Les câbles électriques noirs aboutissaient aux bougies de façon visible, charmante et bien plus élégante que sur les versions ultérieures de ce moteur où une barrette métallique noire les cachera ainsi qu'une partie du superbe couvre culasse rouge. Au total, un vraiment très beau moteur, logique, fonctionnel et très accessible contrairement aux rivales Ferrari Mondial et autres Porsche 911.
Plusieurs minutes au ralenti s'étant écoulées, les turbocompresseurs avaient refroidi. Aldo coupa le contact et le moteur s'arrêta net sans le moindre soubresaut, ce qui est toujours un bon indicateur de l'état de la machine.
Le pilote s'étira, heureux de cette aventure mécanique. Il observa la Ghibli II avec tendresse. Elle faisait bien honneur à son nom, ghibli, un vent chaud et tempétueux du désert égyptien, et à sa lointaine aïeule, la Ghibli I de 1966 qui fut considérée en son temps comme la plus belle voiture du monde (dessinée par Giorgetto Giugiaro pour le compte du carrossier Ghia, on la surnommait "la plus belle fille de Neptune"). Si la beauté de la Ghibli II était différente, son charme n'en était pas moins puissant, elle n'en était pas moins désirable et son patronyme nullement usurpé.
Aldo l'aimait. Grâce à elle, il avait caressé le mythe. Il l'avait étreint et possédé à jamais, quoiqu'il dût advenir par la suite.
Il n'est pas du tout dans le but de ces pages de promouvoir les infractions au code de la route, bien au contraire et, aussi étonnant que cela puisse paraître, à 5 km/h près, Aldo ne commit aucun excès de vitesse durant son essai magique. On trouve facilement des routes de montagne où la vitesse est étonnement limitée à 90 km/h alors qu'il est presque impossible d'y dépasser ordinairement le 60 km/h. De courts tronçons rectilignes entre les virages y autorisent, si on dispose d'une auto suffisamment alerte, des accélérations foudroyantes et brèves sans dépasser les fatidiques 90 km/h avant la courbe suivante. Les virages non aveugles ne peuvent en général jamais être pris à plus de 90 km/h et sont donc négociés fort sportivement sans la moindre infraction, les virages aveugles requièrent par contre une extrême prudence, un freinage puissant habilement dosé et souvent une allure très réduite suivie d'une relance fougueuse dès que la visibilité le permet. Avec nuances, adaptation aux conditions, parfaite connaissance des lieux et discernement, sportivité peut très bien rimer avec sécurité et légalité en laissant une marge pour les imprévus. Mais l'idéal reste bien sûr le circuit
quand on peut en disposer.
VOILA, J'ESPERE QUE VOUS AVEZ AIMé. Bon, c'est dimanche matin et, en bon rital (d'origine), vado a messa ! Ciao